Yucatân, Mexique.
Les hamacs du Yucatân n’avaient vraiment pas été prévus pour un homme de la taille de Paul Trout. Les fibres tressées à la main avaient été destinées aux Mayas et à leur stature minuscule. Quand il ne se battait pas contre les moustiques, Trout essayait de trouver une position pour ses bras et ses jambes qui pendaient sur le sol de terre battue de la hutte indienne. Ce fut pour lui un soulagement de voir apparaître la première lueur grise de l’aube. Il s’extirpa du hamac, essaya d’effacer les plis de son costume, décida qu’il ne pouvait rien contre sa barbe naissante et, avec un regard étonné pour Morales qui ronflait dans un autre hamac, sortit dans la brume du matin. Il traversa un champ de maïs jusqu’à l’orée du bois où reposait l’hélicoptère couché sur le côté comme un gros insecte mort. Le pilote avait essayé de se poser dans le champ tandis que l’appareil consumait ses dernières vapeurs d’essence, mais il avait plongé dans le dais de feuillages qui paraissaient si doux vus d’en haut. Le fuselage s’était brisé et enfoncé entre les cimes avec un bruit horrible de branches cassées et de métal déchiré.
Trout en avait perdu la respiration. Le pilote s’était cogné la tête et était dans les pommes. Morales n’était qu’étourdi. Quant à Ruiz que le bruit avait réveillé, il s’était assis là, ahuri, de la bave coulant sur son menton poilu. Morales et Trout avaient tiré le pilote hors de l’appareil et l’air frais l’avait fait revenir à lui. Tout le monde avait des bleus et des ecchymoses aux genoux et aux coudes, mais rien de sérieux. Trout fut heureux que Ruiz ait survécu. Il serait peut-être une bonne source de renseignements pour retrouver Gamay.
Les mains sur les hanches, il évalua les dommages et secoua la tête, étonné. Les arbres avaient ralenti et amorti la chute de l’hélicoptère. Les patins avaient lâché, le rotor principal et ceux de la queue étaient fichus mais le corps de l’appareil demeurait miraculeusement intact.
Trout frappa sur le fuselage cabossé. Il y eut un mouvement à l’intérieur. Le pilote, qui avait choisi d’y passer la nuit, sortit en rampant, s’étira et ouvrit la bouche pour un énorme bâillement. Le bruit éveilla Ruiz, allongé par terre, menotte aux restes du patin. Il cilla d’un air ensommeillé et aperçut Trout. Les moustiques l’avaient apparemment épargné. Il fallait bien que son odeur de porcherie ait un avantage, se dit Trout. Il contourna l’appareil et pensa à nouveau au miracle qui leur avait permis de s’en sortir sains et saufs. Il avait relevé sept impacts de balles dans l’hélicoptère, y compris celui qui avait frappé le réservoir.
Quelques minutes après la chute du Jet Ranger, une silhouette s’était approchée en traversant le champ de maïs. Un fermier indien habitant non loin de là avait vu l’accident. Il les accueillit avec un sourire amical sous son chapeau de paille. Il ne paraissait nullement perturbé, comme si des étrangers tombaient du ciel tous les jours. Le pilote fit une rapide évaluation des dégâts et découvrit que la radio était inutilisable. Ils suivirent le fermier jusqu’à sa hutte où son épouse leur offrit à manger et à boire et où quatre jeunes enfants les contemplèrent de loin avec un peu de crainte.
Morales questionna longuement le fermier puis se tourna vers Trout.
— Je lui ai demandé s’il y avait un village ou une ville avec un téléphone pas trop loin. Il dit qu’un prêtre, dans un village près d’ici, a une radio. Il va aller le trouver, lui parler de nous et lui demander de faire envoyer de l’aide.
— Il est loin ce village ?
— Très, dit Morales en secouant la tête. Il va y passer la nuit et reviendra demain.
Pensant à Gamay, Trout déplora ce temps perdu, mais il ne pouvait rien faire d’autre. L’épouse du fermier prépara un en-cas pour son mari, le mit dans un sac à dos en coton et l’homme grimpa sur un âne grisonnant, salua sa famille et partit pour sa grande aventure. Trout regarda l’âne se frayer un chemin et pria pour que l’animal vive assez longtemps pour revenir. L’épouse du fermier leur laissa l’usage de sa maison, disant qu’elle allait s’installer chez des parents. Elle était de retour lorsque Trout et le pilote revinrent à la hutte voir si Morales était réveillé. Puis elle prépara des tortillas et des haricots pour tout le monde.
Après ce petit déjeuner, Trout alla porter quelques tortillas à Ruiz. Morales détacha les menottes du chiclero mais laissa ses chevilles entravées. Ruiz dévora bruyamment les crêpes de maïs et Morales lui donna une cigarette. Il la fuma avec reconnaissance. L’accident avait fait disparaître son petit sourire supérieur et il se montra presque coopératif quand Morales lui posa des questions.
— Il a commencé à travailler avec cette bande de pillards il y a environ six mois, traduisit le policier. Il prétend qu’avant, il ramassait le chicle, mais je ne le crois pas. (Il interrogea l’homme à nouveau, mais cette fois plus sèchement.) Si, dit-il en riant, c’est bien ce que je pensais. C’était un voleur. Il dépouillait les touristes venant à Merida. Un ami lui a dit qu’il se ferait plus d’argent en volant des objets d’art. Le travail est plus dur, mais la paie est meilleure et il y a moins de risques.
— Demandez-lui pour qui il travaille, suggéra Trout. Ruiz haussa les épaules.
— Il travaillait pour un ancien policier gardant les ruines, traduisit Morales. Il y a une petite bande, une douzaine d’hommes, peut-être. Ils trouvent des lieux et creusent des tranchées. Les jades et les vases peints de lignes noires sont les meilleurs, d’après ce qu’il dit. Ils valent entre deux cents et cinq cents dollars pour un pot. Son patron prend son bénéfice et se débrouille pour les expéditions.
— Les expéditions pour où ?
— Il n’est sûr de rien. Il pense que son patron est en relation avec des gens qui travaillent hors du Petan, de l’autre côté de la frontière du Guatemala.
— Comment fait-il pour y envoyer les objets ?
— Il dit qu’ils leur font descendre la rivière dans de petits bateaux jusqu’à un endroit où des camions les attendent. Ensuite ils vont peut-être à Carmelita ou probablement passent la frontière pour Belize. J’ai appris ce qui se passe après. Les objets sont mis à bord d’avions ou de bateaux pour la Belgique ou les États-Unis où des gens paient de très grosses sommes pour les avoir. (H jeta un regard de pitié à Ruiz.) Si cet imbécile édenté savait que ces gens se font des centaines de milliers de dollars alors que c’est lui qui prend les risques !
Il ricana. Ruiz, sentant qu’on blaguait mais ne comprenant pas, à cause de son anglais limité, qu’il était au centre de la plaisanterie, sourit en montrant ses gencives édentées.
Trout tourna le renseignement dans tous les sens. Gamay et Chi avaient dû tomber sur une opération de contrebande. Ils s’étaient échappés par la rivière, prenant le même chemin que les pillards et essayaient de s’en tirer quand l’hélicoptère les avait trouvés. Il demanda à Morales de chercher à quelle distance des rapides se faisait le chargement sur les camions.
— À deux nuits d’ici sur la rivière, d’après lui. Il ne connaît pas la distance en kilomètres. Il dit que la rivière se tarit par endroits quelquefois et qu’ils travaillent après la saison des pluies.
À la demande de Trout, le pilote sortit une carte de l’hélicoptère. Aucune rivière n’y était indiquée, ce qui confirmait les dires de Ruiz. Il n’y avait rien pour marquer la route que Gamay allait prendre.
L’interrogatoire fut interrompu par l’arrivée d’un gamin d’une dizaine d’années qui traversait en courant le champ de maïs en criant d’une voix haut perchée. Il atteignit l’hélicoptère et annonça que son père était revenu. Ils remirent les menottes aux poignets de Ruiz et retournèrent vers la hutte.
Le fermier dit qu’il aurait pu rentrer plus vite, mais qu’il en avait profité pour rendre visite à son frère qui vivait près du village. « Oh ! Oui ! dit-il après une longue description de sa réunion de famille, j’ai parlé au prêtre qui n’avait plus de radio. »
Trout sentit son coeur s’arrêter. Pour reprendre vie peu après, quand le fermier annonça que le prêtre avait utilisé un téléphone cellulaire dont il se servait en cas d’urgence, notamment médicale. Le prêtre avait appelé à l’aide et demandé au fermier de rapporter le message suivant qu’il avait noté sur un papier : « Dis aux hommes de l’hélicoptère que quelqu’un va être envoyé à leur recherche. »
Le sauvetage étant imminent, Trout se sentit encore plus impatient. Il fit les cent pas le long du champ de maïs en regardant fréquemment le ciel sans nuage. Avant longtemps, il entendit un vague battement. Il tendit l’oreille. Le bruit s’amplifia puis, peu à peu, Trout distingua les vibrations d’un rotor.
Un Huey, d’un brun verdâtre, apparut au-dessus des arbres et un autre derrière lui. Trout agita les bras. Les appareils firent un cercle autour du champ puis se posèrent au bord d’une rangée de maïs. Les portes s’ouvrirent avant même l’arrêt des rotors et des hommes en treillis de camouflage en descendirent. Morales, le pilote, le fermier et sa famille allèrent accueillir les nouveaux arrivants. Ils étaient six en comptant un capitaine, dans le premier appareil et un aide médical dans le second. L’aide-soignant examina tout le monde et déclara qu’à part des blessures superficielles, il n’y avait rien à signaler.
Trout et Morales allèrent à l’hélicoptère accidenté, mais Ruiz avait disparu. Le chiclero avait réussi à se débarrasser de ses liens. Après une rapide discussion, ils renoncèrent à une poursuite qui leur ferait perdre du temps. Trout aurait aimé savoir si Ruiz avait encore des renseignements à fournir même si, d’après ses propres dires, il était tout en bas de l’échelle des pillards. Prenant la chose avec optimisme, il se dit que Ruiz serait peut-être dévoré par un jaguar. Ils remercièrent le fermier et sa famille de leur hospitalité et montèrent dans les Hueys. En quelques minutes, ils furent à plus de cent mètres de la cime des arbres.
Moins d’une heure après, ils atterrissaient sur une base militaire. Le capitaine expliqua que la base avait été établie près de Chiapas une année plus tôt, quand les Indiens s’étaient révoltés. Il leur proposa de manger, de prendre un bain et de changer de vêtements. La douche pourrait attendre, Trout avait d’autres priorités. Il demanda un téléphone.
Austin était dans son bureau, au Q.G. de la NUMA. Il examinait les photos prises par Zavala dans le garage souterrain d’Halcon quand le téléphone sonna. Zavala venait de décrire le voyage jusqu’au complexe de Halcon et le jeu de ballon sanglant. Austin lui avait raconté sa rencontre à Nantucket avec Angelo Donatelli. Il eut un grand sourire en reconnaissant la voix de Trout.
— Paul ! Je suis content de t’entendre. Joe et moi parlions de toi il y a quelques minutes. As-tu trouvé Gamay ?
— Oui et non.
Trout lui raconta comment ils l’avaient manquée sur la rivière et le crash ainsi que le sauvetage de l’hélicoptère.
— Que veux-tu faire, Paul ? demanda Austin. À l’autre bout de la ligne, il y eut un gros soupir.
— Ça m’embête de vous laisser tomber, Kurt. Mais je ne peux pas rentrer. Pas avant d’avoir retrouvé Gamay. Austin avait déjà pris sa décision.
— Tu n’as pas besoin de rentrer. C’est nous qui irons jusqu’à toi.
— Mais le travail sur lequel tu es ? Ce machin archéologique ?
— Gunn et Yaeger peuvent travailler sur un modus operandi pendant notre absence. Ne bouge pas avant notre arrivée.
— Que dira l’amiral ?
— Ne t’inquiète pas. J’arrangerai les choses avec Sandecker.
— J’apprécie ce que tu fais, Kurt. Plus que tu ne l’imagines !
Cette déclaration était assez extraordinaire étant donné le caractère réservé de Trout.
Austin composa le numéro de Sandecker et lui raconta ce qui s’était passé.
Sandecker avait la réputation de mener ses projets à leur fin sans se laisser détourner de son but. Mais sa loyauté envers son équipe était également légendaire.
— Il m’a fallu des années pour constituer cette équipe de Missions spéciales. Je ne vais pas laisser ses principaux membres se faire kidnapper par une bande de bandits mexicains. Allez la chercher. Vous aurez tout le soutien que la NUMA peut offrir.
C’était bien la réaction qu’attendait Austin, mais on ne savait jamais avec l’imprévisible amiral.
— Merci, monsieur. Je vais commencer tout de suite par une demande de transport rapide pour le Mexique.
— Quand voulez-vous partir ?
— Il faut que je prépare un équipement spécialisé. Disons dans deux heures ?
— Soyez, Zavala et vous, à la base militaire d’Andrews avec vos brosses à dents. Un jet vous y attendra. Austin raccrocha.
— Gamay a des ennuis et Paul a besoin de notre aide. (Il nota les détails.) Sandecker a donné son aval. Nous partons d’Andrews dans deux heures. Tu t’en sortiras ?
Zavala se dirigea vers la porte.
— Je m’en occupe.
Une minute plus tard, Austin était à nouveau au téléphone. Après une brève conversation, il sortait à son tour du bureau et se rendait à son hangar à bateaux où il entassa dans un sac des vêtements et du matériel. Puis il partit pour l’aéroport. Sandecker avait tenu parole. Un Cessna Citation X à ailes en flèche, aux couleurs turquoise de la NUMA chauffait déjà ses moteurs sur le tarmac. Zavala et lui passaient leurs sacs au copilote quand une camionnette militaire s’approcha d’eux. Deux hommes des Forces spéciales en descendirent et surveillèrent le chargement d’une grande caisse en bois dans la soute cargo de l’avion. Zavala leva les sourcils.
— Je suis content que tu aies pensé à apporter de la bière pour le voyage.
— Je me suis dit que la panoplie Austin de sauvetage pourrait être utile.
Austin signa un reçu qu’il remit à un des hommes des Forces spéciales. Peu après, lui et Zavala attachaient leurs ceintures dans la luxueuse cabine prévue pour douze passagers, et l’avion n’attendit plus que l’autorisation de décoller.
La voix du pilote emplit le haut-parleur.
— Nous sommes prêts à décoller. Nous volerons à une vitesse de croisière de Mach 0,88, ce qui devrait nous amener au Yucatân en moins de deux heures sans problème. Installez-vous bien et profitez du vol. Vous trouverez le whisky dans le placard aux alcools et du soda et des cubes de glace dans le réfrigérateur.
Puis l’avion fut en l’air, gagna son altitude de croisière à une vitesse de 300 mètres par minute. Dès qu’ils l’eurent atteinte, Zavala se leva.
— C’est l’avion commercial le plus rapide après le Concorde, dit-il avec des étoiles dans les yeux, car il avait emprunté tout ce qui vole sous le soleil. Je vais aller bavarder avec les gars dans le cockpit.
Austin lui conseilla d’y aller. Cela lui laisserait une chance de réfléchir. Il abaissa le dossier de son siège, ferma les yeux et essaya d’imaginer les événements que Trout lui avait décrits par téléphone. Quand Zavala revint avec le message du pilote disant qu’ils étaient sur le point d’atterrir, Austin était en train de construire mentalement un cadre comme un ingénieur faisant un pont lancé de poutrelles d’acier.
Trout les attendait quand le Citation roula et s’arrêta. Il avait pris un bain, s’était rasé et avait emprunté un treillis de camouflage pendant qu’on nettoyait son costume. L’uniforme avait été coupé pour les G.I. mexicains plus petits et ne faisait que souligner la longueur de ses bras et de ses jambes, lui donnant une allure d’araignée.
— Merci d’être venus si vite, les gars, dit-il en leur serrant la main.
— Pour rien au monde je n’aurais manqué cette image de toi dans cet uniforme, dit Austin avec un sourire.
— On nettoie mon costume, répondit Trout, mal à l’aise.
— T’es drôlement bien en treillis, reprit Austin. On dirait Rambo en plus distingué. Pas vrai, Joe ? Zavala secoua lentement la tête.
— J’sais pas. Je pense que Paul est plus du genre Steven Seagal. Ou peut-être Jean-Claude Van Damme.
— Ravi de voir que vous êtes venus à toute vitesse aux frais de la NUMA pour évoquer la splendeur de mon uniforme.
— Aucun problème. C’est le moins qu’on puisse faire pour un copain. Le visage de Trout reprit son sérieux.
— Blague à part, c’est chouette de voir vos sales gueules. Merci d’être venus aussi vite. Gamay a besoin de soutien comme jamais.
— Elle aura plus que du soutien, répondit Austin. J’ai un plan. Zavala jeta un coup d’œil aux caisses des Forces spéciales en cours de déchargement.
— Ouais, ouais, dit-il.
La principale qualité d’un tireur d’élite n’est pas la précision, se dit Guzman, mais la patience. Il était assis sur une couverture dans les buissons, sur les rives du Potomac, ses yeux froids fixés sur le hangar à bateaux victorien, juste en face. Il était là depuis des heures, dans une sorte d’état second, détaché de tout et pourtant en alerte, ce qui lui permettait d’ignorer l’engourdissement de ses fesses et les piqûres d’insectes. Il avait vu le soleil se coucher, conscient de la beauté de la rivière, mais sans être émotionnellement touché par les reflets et les ombres changeantes.
Il savait qu’Austin ne viendrait peut-être pas avant que la veilleuse s’allume dans le salon de la maison obscure. Il leva le fusil autrichien Steyr SSG 69 appuyé sur ses genoux et regarda par le viseur télescopique Kahles ZF 69 la photo d’un bateau accrochée au mur. Une petite pression sur la détente et une balle traverserait la rivière à 846 mètres par seconde. Il fit claquer sa langue puis abaissa le fusil, prit un téléphone cellulaire et composa un numéro au Q.G. de la NUMA.
Le répondeur l’informa que M. Austin était absent du bureau pour quelques jours, indiqua les heures d’ouverture de la NUMA et demanda à Guzman de laisser un message. Il sourit. Il n’y avait qu’un message qu’il souhaitât laisser à M. Austin. Il composa un autre numéro. Le téléphone sonna dans une voiture garée devant la maison de Zavala, à Arlington.
— Fini pour l’instant, dit Guzman en se levant.
Les deux hommes dans la voiture échangèrent un coup d’œil, haussèrent les épaules, mirent le moteur en marche et démarrèrent.
Là-bas, le long du Potomac, Guzman enveloppa soigneusement son fusil dans la couverture et partit à travers les bois, silencieux comme un fantôme.
Le canot glissait dans la brume fantomatique comme dans un rêve. Les exhalaisons de la rivière se matérialisaient à la façon d’ectoplasmes agitant leurs bras spectraux comme pour dire « allez-vous-en ! ».
Gamay gouvernait pendant que Chi, assis à l’avant comme une statue taillée dans l’acajou, scrutait la gaze de brume, à l’affût d’obstacles, humains ou autres. Ils étaient partis le matin à l’aube après avoir passé la nuit sur un îlot au milieu de la rivière. Chi avait dormi sur la rive dans un hamac trop grand pour lui. En repensant à la rencontre avec ce vieux Barbe Jaune, Gamay avait encore la chair de poule. Chi l’assura qu’ici il n’y avait rien à craindre des serpents. Elle répondit que même un ver de terre lui ficherait les jetons en ce moment. Elle préféra le manque de confort, mais la sécurité relative du canot. Un fort sifflement la réveilla en sursaut et elle respira en constatant que ce n’était que la chaudière du camp. Chi préparait du café. Ils prirent un rapide petit déjeuner et repartirent très tôt.
Le garde-manger des chicleros leur permettrait de tenir plusieurs jours. Vu le peu de place disponible sur la barque, ils en avaient rempli une autre de nourriture, de bouteilles d’eau et de fioul et l’avaient attachée à la leur. Le poids supplémentaire ralentissait leur progression, mais les provisions étaient vitales s’ils voulaient survivre.
Le soleil du matin brûla les fantômes et la visibilité revint avec cependant une humidité suffocante. Gamay avait trouvé un vieux chapeau de paille pour éviter les coups de soleil et protéger ses yeux de l’aveuglante lumière tropicale.
La rivière n’en finissait pas de tourner. À l’approche de chaque coude, Chi levait une main et Gamay réduisait les gaz presque au point mort. Pendant une minute ils flottaient avec le courant et tendaient l’oreille, cherchant des voix et des bruits de moteurs. Ne craignant plus d’attaques venant de l’arrière, ils se concentraient sur les surprises pouvant venir de l’avant. Pas question de se jeter sur un bateau plein de brigands au détour d’un nouveau méandre. La seule incertitude était encore l’hélicoptère. Ils ignoraient s’il s’agissait d’amis ou d’ennemis. L’appareil les avait sauvés des rapides, mais il les avait aussi jetés dans la rivière.
Parfois un poisson sautait dans l’eau et faisait, en retombant, le bruit d’une balle entrant dans le canon d’une arme. Autrement, à part le gargouillement métallique de l’eau contre la coque d’aluminium, ils n’entendaient que le pépiement des oiseaux dans les arbres et le bruissement des insectes. Gamay se félicitait d’avoir suffisamment de crème contre les insectes, car il fallait en appliquer souvent pour remplacer celle que la sueur ou une éventuelle averse faisait disparaître. Quant à Chi, les insectes ne le gênaient pas. La sélection naturelle, conclut Gamay. Les Mayas, sensibles à la malaria ou à toute autre misère apportée par les insectes, devaient être vaccinés naturellement depuis longtemps.
Le caractère de la rivière changea. Le lit n’avait plus que la moitié de sa taille d’origine. Mais quand la même quantité d’eau doit passer par un espace moitié moins large, le courant se fait plus fort. Les rives plates étaient maintenant accidentées, plus pentues et plus hautes, couvertes d’une végétation impénétrable. Gamay s’était irritée de sa lenteur régulière d’African Queen. Maintenant, elle n’était pas sûre d’aimer son aspect de toboggan. La vitesse augmentant, elle disposait d’une marge d’erreur réduite.
— Je me demande où nous sommes, murmura-t-elle en considérant les murs calcaires couverts de vigne vierge qui paraissaient se refermer sur eux de chaque côté.
— Je me demandais la même chose, répondit Chi en regardant le ciel. Nous savons que nous sommes à l’Est car c’est là que s’est levé le soleil. Nous avons grand besoin de votre expérience de girl scout.
— Ce dont nous avons vraiment besoin, dit-elle en riant, c’est d’un récepteur GPS[44] portable.
Chi sortit de son sac l’instrument ancien trouvé dans la caverne temple. Le soleil fit briller le métal terni. Il le tendit à Gamay.
— Vous sauriez faire fonctionner un de ces machins ?
— En tant que biologiste de marine, je passe la plus grande partie de mon temps sous l’eau et je laisse à d’autres le soin de m’y amener. J’ai dû prendre un ou deux cours de navigation, pas plus.
Chi prit le gouvernail pendant que Gamay examinait l’instrument. C’était la première fois qu’elle pouvait le regarder depuis qu’ils l’avaient découvert. De nouveau, elle s’émerveilla du travail superbe de la boîte de bois et des instruments circulaires imbriqués. L’écriture était assurément du grec ancien, citant les noms de plusieurs dieux. Elle appuya son index sur la roue la plus grande, mais, comme les autres parties mobiles, elle était immobilisée par la corrosion. Sur la grande roue étaient gravées des images d’animaux. Des moutons, des chèvres, des ours et même un lion. Gamay conclut de leurs positions qu’ils représentaient des constellations. Cela lui rappela les cartes des étoiles en carton, avec des cadrans tournants qui montrent le ciel nocturne à une date donnée de l’année. Ingénieux.
— Celui qui a assemblé cet instrument était un génie, dit-elle. Je n’ai encore décelé qu’une partie de ses fonctions. Il montre le ciel de nuit à une date donnée de l’année. Plus important encore, il permet de préciser la date en regardant le ciel.
— En d’autres termes, un calendrier céleste qui serait très utile pour savoir quand arrivera la saison des pluies, quand planter et quand récolter.
— Et quand prendre la mer aussi. Et savoir où vous êtes. On peut utiliser l’arrière comme un sextant qui donne approximativement, mais justement l’azimut du soleil.
— À quoi servent les autres roues ?
— Pour ce que j’en sais, ça pourrait aussi bien être un ouvre-boîtes. Il va falloir demander une expertise technique à quelqu’un. Dommage que le mécanisme soit rouillé. Je voudrais bien savoir où nous sommes.
Chi fouilla de nouveau dans son sac et sortit une carte qu’il étala sur ses genoux.
— La rivière n’y figure pas, dit-il en traçant sa route approximative du bout du doigt. À mon avis, elle n’est aussi grosse qu’après la saison des pluies. Si l’on tient compte de notre direction et de notre vitesse, je suppose que, si nous n’avons pas passé la frontière du Guatemala, nous ne devons pas en être très loin. Les objets volés passent en douce le Guatemala jusqu’au Belize et au-delà.
— Je n’avais pas prévu un voyage au Guatemala quand je suis venue ici pour la NUMA. Mais je suppose que je n’ai guère le choix.
— Prenez ça du bon côté, dit Chi. Nous avons toutes les chances de mettre fin à ce terrible trafic d’antiquités.
Gamay leva les sourcils. Elle aurait bien voulu que Chi se montre un peu moins optimiste. Étant donné la précarité de leur situation, elle ne se voyait pas dans la peau d’un chasseur de contrebandiers. Tout ce qu’elle voulait, c’était survivre ! Et elle était lasse de jouer les Périls de Pauline. Le fait qu’ils ne soient pas morts tenait probablement du miracle.
Elle montra plusieurs croix inscrites au crayon sur la carte.
— Avez-vous une idée de ce que ces croix représentent ? Chi réfléchit un moment.
— Ça peut être n’importe quoi. Des sortes de fouilles, des lieux de stockage d’objets ou de matériels, des lieux de distribution.
— Et nous sommes en train de filer en plein milieu d’après ce qu’indiqué ce machin ! Elle souleva l’instrument et le rendit à Chi.
— Intéressant, dit pensivement le professeur en remettant l’instrument ancien dans son sac. Dans notre hâte à mettre cette chose en pratique, nous avons oublié son sens archéologique.
— Je laisse cette recherche à d’autres. Moi, je suis une biologiste de marine.
— Mais vous ne pouvez nier que le fait de trouver un objet grec dans un environnement précolombien pose quelques questions ?
— Des questions auxquelles je ne suis pas préparée à répondre.
— Moi non plus. Pas encore. Mais je sais que je vais attirer sur ma tête la colère de la communauté archéologique si je suggère qu’il y a eu un contact précolombien avec l’Europe. Cet instrument n’est pas venu ici tout seul. Ou il a été apporté par des Européens en Amérique, ou il a été apporté par des Américains qui sont allés en Europe.
— C’est peut-être une chance que nous n’ayons personne à qui raconter tout cela, dit Gamay.
Le courant se renforça, mettant fin à leur discussion. La rivière était devenue encore plus étroite, ressemblant à des gorges, les parois plus hautes et plus pentues. Chi avait du mal à contrôler le bateau et Gamay prit le relais. Aucun bruit d’eau bouillonnante n’indiquait qu’ils approchaient de nouveaux rapides, enfin pas encore, mais Gamay resta attentive.
— Nous prenons de la vitesse, annonça-t-elle à Chi.
— Ne pouvons-nous ralentir ?
— Le moteur est pratiquement au point mort pour maintenir le contrôle de la direction. Ouvrez les yeux et les oreilles. Si j’ai l’impression que ça bouge en aval, je me dirigerai vers la rive et nous verrons ce que nous devons faire.
Au pied des rives semblables à des murailles était une plage boueuse d’environ deux mètres de large. Assez pour sortir un peu de la rivière et respirer un moment. Une autre considération s’imposait à son esprit. Les chicleros ne pourraient venir que par là. Par conséquent la rivière était navigable pour un petit bateau. Il était difficile de contrôler le canot qu’ils tiraient en remorque. Le moment était donc venu de se mettre sur la rive, de transférer les fournitures et de couper les amarres.
Soudain, le cours d’eau se rétrécit considérablement et la vitesse de l’eau doubla.
Gamay et Chi échangèrent un regard étonné. Toujours pas de bruit de rapides. Ils suivaient une longue courbe et les rives se rapprochaient au point qu’on avait l’impression qu’elles allaient se toucher. Gamay avait prévu de prendre largement le tournant de sorte qu’elle amena la barque en plein sur la plage étroite. Le canot de ravitaillement rebondit puis sauta dans la direction opposée, annulant sa direction. Elle savait par expérience que quand les choses vont mal sur un bateau, elles vont vraiment mal. Seule une action drastique pouvait éviter la catastrophe.
— Libérez-le ! cria-t-elle.
Chi la regarda sans comprendre.
Elle fit le geste de couper avec le bord de sa main.
— Coupez la corde du canot de ravitaillement ou il va se prendre dans notre hélice.
Dès qu’il eut compris, Chi agit rapidement. Il coupa la corde d’un coup de machette. Le canot chargé pivota lentement puis fonça droit sur eux. Gamay et Chi le surveillèrent, espérant qu’il les dépasserait sans les heurter. Une collision dans ce canyon étroit serait un vrai désastre. Elle regarda par-dessus son épaule, essayant de gouverner pour éviter un crash et ne vit qu’à la dernière seconde le mur calcaire qui s’élevait sur leur chemin.
Elle baissa la tête pour ne pas se cogner quand le canot passa par une ouverture dans le mur. En quelques secondes, la rivière rapide les avait avalés et les vestiges de la lumière du jour disparurent.
— Il nous faut une lampe de poche, professeur, dit-elle.
Sa voix résonna dans l’obscurité totale.
La lampe de poche s’alluma et le rayon tomba sur des rochers mouillés à quelques mètres de là. Elle balança le gouvernail, trop vivement dans sa hâte d’éviter une collision et fut poussée sur le côté par le courant. Après quelques secondes risquées, elle reprit le contrôle de la barque qui suivit le mouvement de la rivière.
Chi balaya du rayon de la lampe les murs et les plafonds humides, devant et au-dessus d’eux. La rivière souterraine rappela à Gamay un après-midi à la foire, sauf que cette fois ça n’avait rien de drôle. Surtout quand le rayon lumineux frappa ce qui ressemblait à des grappes de feuilles noires couvrant le plafond. La lumière se reflétait sur des milliers de points lumineux rouges. Elle retint son souffle, non tant de peur que pour éviter la forte puanteur d’ammoniac.
— Je déteste les chauves-souris, murmura-t-elle entre ses dents.
— Restez tranquille et tout ira très bien, conseilla Chi. Inutile de le lui rappeler. Gamay s’était figée sur place rien qu’en imaginant les ailes parcheminées et les dents pointues. Les créatures restèrent où elles étaient et, peu à peu, leur nombre diminua.
— C’est fascinant, dit Chi. Je n’ai jamais vu de rivière devenir si vite souterraine.
— Pardonnez ma franchise, professeur Chi, mais votre pays a trop de cavernes et de trous pour mon goût.
— Si, docteur Gamay. Je crains qu’il ne ressemble à un fromage suisse.
Gamay essaya de voir le bon côté de l’aventure, mais n’en trouva aucun. Ils avaient été avalés dans les entrailles de la terre et rien ne disait qu’ils en sortiraient jamais. Au mieux, c’était la route que suivaient les chicleros, ce qui supposait qu’ils pourraient en rencontrer d’autres. Gamay sortit l’hélice de l’eau et ils utilisèrent une pagaie pour se diriger, poussant des mains et des pieds quand le canot heurtait trop fortement les murs de la caverne.
Gamay saisit un petit stalactite et y entoura le bout de corde coupé. Ce taquet improvisé voulut bien tenir. Ils rampèrent sur un rocher plat et allumèrent la lampe de camping. Gamay espérait que leur canot errant de ravitaillement viendrait se heurter par ici, mais il avait dû se coincer quelque part. Chi regrettait la perte de son sandwich. Gamay le consola en lui disant qu’ils le rattraperaient peut-être plus tard. Ce n’était pas la viande en boîte qui leur manquerait, mais le fioul et l’eau.
Après avoir avalé les galettes de maïs froides, ils firent le point de la situation et décidèrent qu’ils n’avaient qu’une option : continuer. Ni l’un ni l’autre n’exprima sa crainte que la rivière finisse en cul-de-sac, mais l’idée demeura au-dessus de leur tête comme un nuage noir.
Ils remontèrent dans le canot, remirent le moteur en marche pour contrôler leur course et naviguèrent environ une demi-heure, toussant frénétiquement à cause de l’humidité et de l’odeur de moisi. Gamay avait l’impression que ses bronches étaient aussi rouillées que le reste de sa personne. Le courant sembla s’apaiser. Chi, qui éclairait la voie devant eux, annonça bientôt que la rivière avait pratiquement repris sa largeur d’avant les rapides. Il avait placé la lampe de camping à l’avant de l’embarcation et sa lueur jaunâtre illuminait ce qui ressemblait à une vaste caverne.
— Stop ! cria-t-il soudain par-dessus le bruit du moteur.
Gamay coupa la puissance et fit tourner le levier, évitant de près une collision avec le mur noir qui s’élevait devant eux. De nouveau la rivière avait disparu. Elle supposa qu’elle s’était encore enfoncée. Ils étaient au milieu d’un grand bassin. Un étroit affluent partait du cours principal. En l’absence d’une meilleure direction possible, Gamay dirigea le canot vers ce qui lui parut un canal creusé par les hommes.
Chi éteignit la lanterne et se pencha en avant, scrutant dans l’obscurité une lueur rouge qui s’élargissait et brillait à mesure qu’ils s’approchaient pour se matérialiser enfin en une lanterne au kérosène allumée sur une petite jetée de pierre. Gamay glissa le canot près de deux canots identiques attachés au dock et coupa le moteur. Ils écoutèrent intensément, mais n’entendirent rien de plus que leur respiration angoissée.
— Je suppose que c’est la fin du voyage, dit Gamay.
Ils mirent dans le sac de Chi ce qui leur restait de ravitaillement et avancèrent avec précaution le long de la jetée construite contre une plate-forme de calcaire de la largeur d’un trottoir. Ce trottoir s’élargit et les murs rugueux se firent plus lisses. Ils suivirent une piste de lumières allant d’une lanterne à une autre et arrivèrent dans une large chambre. Les murs et le plafond étaient lisses et coupés au carré.
Chi reconnut l’environnement.
— Ceci était une carrière, probablement utilisée par les anciens pour tailler le calcaire nécessaire à leurs temples et à leurs maisons. Nous sommes au centre de l’activité maya.
— je ne crois pas que les anciens utilisaient des lanternes au kérosène. ?
— Moi non plus. La bonne nouvelle pour nous, c’est qu’il doit y avoir une entrée quelque part.
Ils poursuivirent leur exploration et tombèrent sur des dizaines de Caisses en bois empilées sur des palettes. Chi longea la rangée et regarda dans les caisses.
— Incroyable ! murmura-t-il. Il doit y avoir des centaines d’objets mayas ici. Ils utilisent cette carrière pour garder les antiquités volées !
— Ça se tient, dit Gamay. Le butin est acheminé par la rivière et expédié d’ici. (Une idée s’imposa à elle.) Ils ont besoin de transports terrestres pour sortir leur butin.
Chi n’écoutait pas. Il se tenait devant un ensemble de larges planches construites contre un mur de la pièce. Il promena le rayon de sa lampe de poche sur de gros blocs de pierre alignés sur les planches, comme sur un étalage de marbrier funéraire.
— Encore les bateaux ! dit-il entre ses dents.
Gamay s’approcha et vit à son tour les sculptures des pierres.
— Ce sont les mêmes que celles que nous avons vues dans les ruines.
— Oui, on dirait que le pillage est plus important que ce que j’imaginais. Ils ont dû trouver d’autres sites archéologiques semblables à celui que nous avons visité. Ils ont utilisé de puissantes scies électriques à pointes de diamant pour couper ces morceaux de murs. C’est une véritable tragédie, ajouta-t-il avec un profond soupir.
Leur curiosité intellectuelle prit un instant le pas sur leur instinct de survie. Ils auraient pu rester là toute la journée à comparer leurs impressions si Gamay n’avait aperçu une lueur blanchâtre à l’extrémité de la carrière. La lumière du jour ! Enfin un endroit d’où sortir de cet endroit terrifiant. Depuis qu’ils étaient sortis du canot, elle avait eu la désagréable impression qu’ils n’étaient pas seuls. Jetant un rapide coup d’œil par-dessus son épaule, elle saisit Chi par le bras et l’entraîna loin des objets de pierre.
La lumière venait d’une ouverture aussi large qu’une porte de garage surmontée d’une arche typiquement maya. Ils sortirent. Le changement soudain entre la fraîcheur obscure et la chaleur éblouissante leur fit un choc et ils cillèrent pour accommoder leurs yeux à la brillante lumière du soleil. Devant l’ouverture, ils virent une plate-forme de chargement rudimentaire et un treuil pendant d’une grue. Autour de la plate-forme, la terre était gorgée d’huile de moteur et déchirée de traces de pneus.
Gamay s’avança pour mieux voir et s’arrêta net en distinguant quelque chose du coin de l’œil. Elle se tourna à droite puis à gauche. Et ce qu’elle vit ne lui plut pas du tout. De chaque côté de l’entrée de la carrière taillée dans la colline se tenait un homme, l’un portant une mitraillette pointée sur elle, l’autre un fusil dirigé vers Chi. Tous deux avaient aussi des pistolets à la ceinture. Gamay et Chi eurent à peine besoin de se regarder pour décider de ne pas faire de mouvement brusque. Leur seule voie de salut aurait été de repartir par où ils étaient venus, mais ce chemin-là aussi fut rapidement bloqué par un troisième personnage armé qui sortit de la carrière. Elle se dit qu’elle avait eu raison de penser qu’ils étaient suivis.
Les trois hommes avaient l’air sale et mal rasé qu’elle avait appris à reconnaître sur les indigènes, mais ces chicleros avaient un aspect plus dur et plus discipliné que ceux qui leur avaient donné la chasse sur la rivière. C’était logique. Les hommes de l’excavation étaient au bas de la pyramide, les travailleurs qui déterraient les antiquités et les mulets qui les transportaient. Ceux-ci devaient être des gardes. Le troisième homme lança un ordre aux autres. Ils firent signe de leurs armes à Gamay et à Chi d’avancer le long d’un chemin de terre s’éloignant de la caverne.
Ils le suivirent quelques minutes à travers la forêt puis atteignirent un endroit où l’on avait coupé les arbres et les buissons pour garer un pick-up GMC à quatre roues motrices couvert de poussière et de boue. La porte ouverte d’une petite cabane révélait des outils graisseux pendus à l’intérieur. Un homme travaillait sur le moteur. Il sortit de dessous le capot en entendant les autres approcher. C’était un homme petit au teint cireux, avec une barbe étroite et broussailleuse qui le faisait ressembler au Satan des pauvres. Il échangea quelques mots avec le chef des gardes. Même sans connaître l’espagnol, Gamay comprit que celui-là commandait aux autres.
Il posa une question à Chi qui avait repris son allure d’humble péon. Ils parlèrent une minute puis l’homme fronça les sourcils, secoua la tête comme pour dire « II ne manquait plus que ça ! ».
Gamay nota avec soulagement qu’il n’avait pas l’air d’un violeur comme ceux qu’elle avait vus avant. Mais elle ne fut pas plus rassurée en constatant qu’il gardait en main son pistolet tout le temps qu’il parla à Chi. L’homme réfléchit un moment puis monta dans la cabine du camion et parla d’une voix grave à une radio qui grésillait. La conversation parut chaude par instants, mais le mécanicien souriait en redescendant. Il donna un ordre aux gardes. Ceux-ci saisirent Gamay et Chi et les jetèrent sans ménagement au sol derrière le camion. Là, ils leur lièrent les pieds et attachèrent leurs bras aux pare-chocs.
— Qu’est-ce qu’il a dit ? murmura Gamay quand on les eut laissés seuls.
— Je leur ai dit que nous étions perdus, que vous étiez une scientifique et moi votre guide et que nous avions été attirés dans la caverne par accident.
— Et il vous a cru ?
— Ça n’a pas d’importance. Il a dit qu’il avait ordre de tirer sur tous ceux qu’il trouverait ici. Mais il a demandé des instructions à ses patrons par radio et ils ont dit qu’on nous amène à eux.
— Il avait l’air rudement content de leur avoir refilé le bébé. De quel temps disposons-nous ?
— Le camion a des problèmes de moteur. Quand il sera réparé, nos vamos.
Gamay prit une profonde inspiration et souffla. Elle n’avait pas peur. Elle était seulement fatiguée et un peu découragée d’avoir été capturée si près de la liberté après ces derniers jours de lutte contre la rivière. En dépit de tous leurs efforts, ils n’étaient pas plus avancés que lorsqu’on les avait enfermés dans la caverne souterraine. Essayant de voir les choses sous un meilleur angle, elle se dit que ces chicleros au moins ne regardaient pas son corps avec lubricité et ne menaçaient pas de la violer. Et qu’ils n’auraient plus à cheminer dans la forêt. Elle concentra sa pensée sur le camion. Cela pourrait être leur billet de sortie s’ils pouvaient trouver le moyen d’en faucher les clefs à quatre hommes armés. Elle appuya sa tête contre le pare-chocs et réfléchit aux options qui s’ouvraient à eux. Elle comprit très vite que, dans la situation où ils se trouvaient, une seule chose pouvait les sortir de là. Un miracle.
Elle ferma les yeux. La nuit allait être longue.
Zavala aperçut les corps dans la lumière de l’aube depuis l’hélicoptère de tête. Le Huey volait au-dessus des arbres en suivant les tours et les détours serpentins de la rivière quand il remarqua l’épave humaine prise dans un tournant serré. Il demanda au pilote d’aller y voir de plus près. Le Huey descendit et se mit en surplace. Zavala se pencha par la porte et inspecta les cadavres boursouflés. Puis il appela par radio le second appareil qui tournait paresseusement au-dessus.
— Paul et Kurt, d’après ce que je peux voir, il n’y a rien à craindre ici. Il n’y a que des cadavres d’hommes. En d’autres termes, Gamay n’est pas parmi les morts.
— Tu en es certain ? demanda Trout.
— Autant qu’on puisse l’être d’ici.
— Merci, intervint la voix d’Austin. C’est un bon endroit pour notre insertion. Notre limousine est-elle prête ?
— Le plein fait et prête à partir.
— Très bien. Allons-y.
Les deux hélicoptères empruntés à l’armée mexicaine avaient survolé les ruines où Gamay avait été capturée la première fois. Trout avait souhaité que ses collègues de la NUMA voient tous les aspects de la fuite de Gamay et de Chi, du début à la fin. Il leur fit survoler les rapides et continuer vers l’aval jusqu’à ce qu’ils voient les corps.
Zavala relaya les ordres d’Austin au pilote. Le Huey passa sur la partie la plus haute de la rivière puis descendit lentement jusqu’à ce que son gros ventre touche l’eau. Zavala appuya sur un bouton de déclenchement et l’hélicoptère s’éleva, soulagé du poids qu’il avait transporté. L’appareil s’éloigna et l’hélico dans lequel étaient Austin et Trout vint prendre sa place.
Austin sortit le premier et attacha d’un coup sec une corde de rappel à quelque chose de très gros qui ressemblait vaguement à une baignoire en forme de banane. Il lâcha la corde de rappel et appuya sur un bouton de mise en marche puis manœuvra le curieux appareil pour qu’il reste en dessous de Trout pendant que celui-ci descendait le long de la corde.
Puis un sac imperméable prit le même chemin. Trout le guida jusqu’en bas, ce qui n’était pas facile avec l’air que dégageait le rotor. La taille de Trout lui permit d’attraper plus facilement le paquet contenant les fournitures de survie. Bien que ses manières dignes trahissent son milieu académique et que son corps mince suggère un physique délicat, il s’était bâti des épaules et des bras musclés au cours de sa période de commerce de pêche. Il décrocha facilement le paquet de son crochet et le Huey reprit sa course.
— Je ne prends généralement pas d’auto-stoppeur mais tu as une bonne tête, cria Austin dans le bruit du moteur.
Trout sourit. Malgré son inquiétude à propos de Gamay, il était heureux de pouvoir enfin faire quelque chose. Il décrocha la radio qu’il portait à sa ceinture.
— Merci d’avoir apporté la limousine, Joe, dit-il.
— Je t’en prie. Mais il vaudrait mieux l’essayer avant de l’emmener en balade.
La « limousine » était un Seal pour deux personnes, un des plus petits hovercrafts du marché. La coque, d’un vert vif, faite de fibre de verre et de mousse, avec son arrière arrondi et son avant pointu, n’avait que quatre mètres cinquante de long. Sous l’effet combiné de son hélice de poussée et de sa soufflante de sustentation, le Seal pouvait planer sur un coussin d’air, sur l’eau ou sur la terre avec sa charge utile, à une vitesse d’environ 40 kilomètres/heure. Repensant à l’expérience de Nina Kirov avec l’hovercraft géant, Austin s’était dit que les méchants ne seraient pas les seuls à conduire des bateaux amusants.
Le Seal était fait pour les chasseurs et les amateurs de nature sauvage désireux de se rendre en des endroits autrement d’accès impossible. Les Forces spéciales avaient modifié le modèle civil, ajoutant des supports pour une mitrailleuse légère, des projecteurs et des capteurs nocturnes à infrarouge.
Austin démarra le moteur Briggs et Stratton de 20 chevaux et sentit l’embarcation de l’eau sur son coussin d’air. Il le testa en parcourant quelques cercles, planant à haute et à basse vitesse. Satisfait de l’avoir bien en main, il passa les contrôles à Trout.
Pendant que celui-ci s’habituait au petit engin, Austin sortit du sac son pistolet et deux CAR-15, des carabines d’une version plus petite de la M-16. Non seulement l’arme tirait 950 balles à la minute en automatique, mais on pouvait aussi l’utiliser comme lance-grenades.
Austin aurait bien aimé ne pas avoir à s’en servir, mais il n’était guère optimiste. Il ne se moquait plus de l’uniforme de camouflage de Trout. Il en avait demandé un pour lui, avec une casquette assortie pour cacher ses cheveux blancs.
Rien ne les avait préparés à l’odeur épouvantable qui les assaillit lorsqu’ils approchèrent des corps flottants. Les hommes de la NUMA trempèrent leurs mouchoirs dans la rivière et les attachèrent autour de leurs nez avant d’approcher davantage. On aurait dit que les corps avaient été gonflés à la pompe. La bouche de Trout n’était plus qu’une ligne serrée tandis qu’il s’obligeait à inspecter chaque cadavre un par un.
Quand il fut sûr de ce qu’il avait vu, il prit la radio.
— Ça va, Joe, Gamay n’est pas ici.
— Content de l’apprendre, vieux.
— À mon avis, ce sont ces types qui nous ont canardés dans l’hélico.
Il frissonna en repensant à quel point Gamay avait été proche des rapides.
— On va survoler la rivière vite fait. Peut-être attend-elle un peu plus loin que Kurt et toi veniez à son secours.
— Encore merci de m’avoir laissé ta place.
— Pas de problème, amigo.
Ils avaient eu une brève discussion la veille pour savoir qui accompagnerait Austin. Zavala avait très envie d’y aller, mais il savait que Trout devait être présent s’ils retrouvaient Gamay, morte ou vive. Pour des raisons plus pratiques, il leur fallait quelqu’un parlant espagnol au poste de commandement qui servirait de liaison avec les Mexicains.
Un instant après, les deux Hueys disparurent au-dessus des arbres.
Austin dirigea le Seal vers l’aval et dégomma le moteur. L’hovercraft s’éleva sur l’eau et bondit en avant comme s’il sortait d’un lance-pierres. Quand il avait demandé aux Forces spéciales s’ils avaient quelque chose qui leur permettrait de se faufiler n’importe où, Austin savait qu’une reconnaissance aérienne couvrirait une vaste zone en un temps réduit, mais que la forêt épaisse cacherait une chose aussi petite qu’un être humain.
Ils se relayèrent aux commandes, gardant une vitesse de 30 kilomètres/heure. Malgré le temps qu’ils avaient passé sur l’eau, Gamay et Chi avaient à peine couvert quatre-vingts kilomètres depuis qu’ils avaient quitté les rapides. L’hovercraft allant plus vite et n’étant pas tenu de s’arrêter la nuit, il devrait couvrir la même distance bien plus rapidement. L’œil de Trout saisit le reflet du soleil, plus loin, au milieu de l’eau. Ils s’arrêtèrent près du minuscule îlot et Trout sortit de l’embarcation. Chi avait fait très attention à ne pas salir, mais il avait laissé tomber un emballage. Sans un mot, Trout revint au bateau et montra sa trouvaille à Austin qui hocha la tête, remit les gaz et fila aussi vite que le lui permit le moteur. La chasse commençait.
La radio grésilla et la voix de Zavala se fit entendre.
— Kurt, c’est dingue !
— Nous t’entendons, Joe. Que se passe-t-il ?
— Je n’en suis pas sûr. Nous suivons la rivière devant vous. Elle tourne puis se rétrécit après un moment en une sorte de canyon. Aucun signe de Gamay ni de Chi mais on continue et d’un seul coup, la rivière disparaît !
— Répète ça ?
— La rivière a disparu. Une seconde elle coulait devant nous, la seconde après, elle n’était plus là.
— Où êtes-vous maintenant ?
— On suit une grille de recherche pour tenter de la retrouver. Sinon, nous remonterons vers l’amont pour vous rejoindre.
Le mini-hovercraft continua à effleurer l’eau. Eux aussi remarquèrent le rétrécissement de la rivière et la pente sans cesse plus abrupte des rives.
Zavala revint à la radio.
— Rien, Kurt. Nous allons devoir faire demi-tour. Les hélicos vont bientôt manquer de carburant.
Ils avaient apporté du carburant en réserve et l’avaient laissé près des ruines. Il ne leur faudrait pas longtemps, à la vitesse de leurs appareils, pour y retourner, refaire le plein et reprendre la recherche sur la rivière. Austin annonça que Trout et lui iraient aussi loin en aval qu’ils le pourraient et retrouveraient les Hueys après.
Ils firent de grands signes d’adieu aux hélicoptères qui retournaient se ravitailler et l’hovercraft continua son chemin.
Ils étaient dans la gorge et avançaient d’autant plus vite que le courant les entraînait lorsqu’ils virent le canot, enfoncé dans la boue le long de la rive. Austin grimpa sur la berge et, suivi de Paul, bondit à terre. Le canot était plein de cartons et c’est probablement leur poids qui avait empêché le courant de déloger l’engin et de le jeter dans la rivière.
— Qu’en penses-tu, Paul ?
— Je dirais qu’ils n’étaient pas dans ce canot. À mon avis, ils le tiraient. Regarde, il est si rempli qu’il n’y a pas de place pour s’asseoir. Le moteur hors-bord est relevé et la corde à l’avant a été coupée.
Austin tira un mince tuyau de caoutchouc.
— Tu as raison, regarde, le tuyau d’essence n’est même pas relié au moteur.
Ils remontèrent le canot plus haut sur la berge et retournèrent à l’hovercraft. Ils n’avaient vogué que quelques minutes quand la rivière disparut. Austin donna plus de puissance à l’hovercraft pour le faire tenir immobile.
— Voilà la réponse à Joe et à sa rivière qui disparaît, dit Trout. Il n’y a pas de mystère. Elle prend seulement une route souterraine.
Il essaya de joindre Zavala par radio, mais, n’obtenant pas de réponse, il supposa qu’ils étaient trop loin ou que les murailles rocheuses bloquaient la transmission. Sans hésiter, ils décidèrent de continuer. Lentement, descendant le coussin d’air, ils avancèrent, sous le rayon de la lampe de poche que Trout dirigeait vers l’avant.
La vibration et le bruit créés par l’hélice dérangèrent les chauves-souris. Elles se détachèrent du plafond, comme soufflées par le courant d’air en une masse glapissante d’ailes membraneuses et de griffes aiguisées. Austin doubla leur vitesse, remettant l’hovercraft sur son coussin d’air. Les deux hommes s’accroupirent dans l’espace réduit dont ils disposaient, discernant à peine l’essaim volant de petits corps de fourrure noire. L’embarcation heurta plusieurs fois les rives rocheuses, mais tant qu’ils pouvaient avancer, Austin laissa la pédale enfoncée.
Puis ils se retrouvèrent en plein air.
Austin mit le moteur au ralenti et le courant les porta seul en avant.
_ Ça va ? demanda-t-il.
— Mes cheveux vont sans doute devenir aussi blancs que les tiens, mais à part ça, ça va. On continue.
Le bruit du moteur était horrible dans cet environnement clos, se répercutant encore et encore sur la roche rugueuse. Austin pria pour que les adversaires potentiels qu’ils pourraient rencontrer soient sourds comme des pots, car leur arrivée serait annoncée à des kilomètres. Ils avançaient régulièrement, envoyant des vagues de chaque côté et pénétrèrent bientôt dans une grande caverne. Ils firent rapidement le tour du bassin pour prendre des repères et virent que la rivière s’arrêtait à nouveau, mais qu’une sorte de canal la prolongeait.
Le canal se terminait près d’une petite jetée illuminée par une lanterne. Ils s’amarrèrent près de trois canots et quittèrent l’hovercraft. Leurs armes prêtes, ils parcoururent le quai allant à la carrière.
Ils s’arrêtèrent pour inspecter le contenu des caisses puis pressèrent le pas.
Le soleil brillait un peu plus loin.
Austin s’arrêta sous l’arcade et écouta la musique vaguement audible. Un rythme latin. Le dos au mur, il passa le coin, le CAR-15 prêt à tirer, le doigt sur la détente. Il pencha la tête, examina la zone autour de la plate-forme de chargement et, ne voyant personne, avança avec précaution dans l’éblouissante lumière. Il fit signe à Trout de le suivre. Austin en tête, ils avancèrent silencieusement le long de l’étroit chemin de terre, restant aussi près que possible du feuillage qui le bordait.
Près de l’endroit où les ornières du chemin quittaient la route principale, ils se fondirent dans les buissons et s’accroupirent. Ils rampèrent le long de la piste puis se mirent à plat ventre et se glissèrent jusqu’à l’orée d’une sorte de clairière. Austin, avançant la tête, regarda à travers l’herbe haute. La main de Trout lui saisit l’épaule, mais Austin avait déjà aperçu la chevelure couleur de vin rouge. Gamay ! Elle était attachée au pare-chocs arrière d’un vieux CMC. Son visage avait la teinte d’une langouste bouillie, le nez pelé, sa glorieuse chevelure était un fouillis de boucles grasses, mais, à part ça, elle paraissait aller bien. L’Indien près d’elle devait être le Dr Chi. Gamay avait les yeux fermés, mais elle les ouvrit pour regarder prudemment autour d’elle, comme si elle avait senti leur présence.
Austin enregistra rapidement le reste de la scène. La musique venait d’un poste stéréo portable posé sur le bâti du camion. Trois hommes étaient assis par terre derrière le camion, occupés à jouer aux cartes. Leurs armes reposaient à portée de mains et tous trois avaient des pistolets. À l’avant du GMC, Austin aperçut un quatrième homme qui travaillait sur le moteur. Lui aussi avait un pistolet, mais le plus inquiétant était le AK-47 appuyé contre un pneu. Austin fit signe à Trout de le couvrir. Paul hocha la tête, comprenant la nécessité d’une reconnaissance, mais la déception se lisait sur son visage.
Quelques minutes plus tard, adossés à un arbre, ils faisaient le point de la situation.
— Nous avons quatre hommes armés qui normalement ne poseraient pas de problèmes en face des armes que nous possédons, dit Austin. Mais Gamay et le Dr Chi sont directement dans la ligne de feu. Je n’aime guère l’idée du quatrième homme séparé des autres. Il a le AK à portée de main et il pourrait faire des dégâts. As-tu une idée ?
— Il faudrait appeler des renforts, dit Trout en tapotant sur le talkie-walkie à sa ceinture. Mais même s’ils arrivent ici assez vite, il y aura des tirs et plus de risques encore que quelqu’un soit blessé.
— C’est exactement ce que je pense, dit Austin en se grattant le menton. Gamay et Chi ont l’air d’aller bien, ce qui signifie que quelqu’un souhaite les garder en vie, pour le moment du moins.
— À mon avis, ils partiront dès que leur problème mécanique sera résolu.
— C’est alors que la situation deviendra indécise. Le jeu de cartes cessera, les gardes pourront s’éloigner de la ligne de tir. Ou bien nous aurons peut-être une chance quand ils mettront Gamay et Chi dans le camion. Une fois qu’ils seront à l’abri, nous pourrons bouger.
— Il y a une autre possibilité, dit Trout. C’est que d’autres types arrivent.
— Je sais bien que ça voudrait dire passer d’une situation connue à une situation inconnue et je n’aime pas ça plus que toi. Mais je ne vois pas ce que nous pouvons faire de mieux que d’attendre.
Trout accepta à regret. Ils se retirèrent discrètement jusqu’au bord de la clairière. La partie de cartes n’était pas terminée et le mécanicien continuait à s’occuper du moteur. Austin fut heureux de voir que Gamay et Chi avaient tous deux les yeux ouverts. Il s’efforça de chasser la bouffée de colère qui l’envahit en constatant leur situation.
Longtemps après qu’Austin eut conclu qu’il ne voulait plus entendre de musique latino de sa vie, le mécanicien sortit de dessous le capot, s’essuya les mains sur un chiffon graisseux et monta dans la cabine. Le moteur démarra à la première sollicitation, remplissant l’air d’un grondement sonore. Un nuage de fumée pourpre sortit du pot d’échappement et enveloppa Gamay et Chi qui tournèrent la tête de tous les côtés en essayant vainement d’échapper à la fumée.
La partie de cartes prit fin. Les joueurs ramassèrent leur argent, se levèrent et, se cachant la bouche et le nez de la main, s’éloignèrent de l’arrière du camion. Et de leurs armes, nota Austin avec plaisir. Ils commencèrent à crier quelque chose au mécanicien qui venait de redescendre de la cabine. Voyant que les gardes ne montraient guère d’enthousiasme pour sa réparation, il alla saisir le plus proche par le col, le traîna-devant le véhicule et l’obligea à écouter le moteur. Les autres gardes éclatèrent de rire et se postèrent à l’avant.
— On y va ! dit Austin.
Ce qui compte le plus dans une embuscade de ce genre, c’est la surprise et la dissimulation. Ils auraient pu abattre les chideros d’un seul tir de leurs carabines, mais Austin était venu pour un sauvetage et non pour un meurtre. Trout et lui se levèrent et avancèrent avec une apparente désinvolture dans la clairière. Trout tira quelques coups en l’air tandis qu’Austin visait les chideros. L’idée était de les intimider. Les coups de feu eurent l’effet désiré. Du moins en partie. Les trois gardes virent les deux terminators marcher vers eux, regardèrent leurs armes inutiles puis à nouveau l’homme aux cheveux blancs et son compagnon géant. Ils s’éparpillèrent dans la forêt comme des feuilles poussées par le vent.
Le mécanicien se réfugia dans la cabine, passa une vitesse et appuya sur l’accélérateur. Les pneus ouvrirent des tranchées dans le sol et déclenchèrent des pluies jumelles de poussière. Avec un rugissement du moteur, le camion commença à rouler, tirant Gamay et Chi comme les boîtes vides que l’on accroche aux voitures des jeunes mariés. La musique hurlait toujours de la stéréo sur la plate-forme du camion.
Austin cria à Trout de couvrir les chideros en fuite et tira le Bowen de sa ceinture aussi vite qu’un cow-boy de Dodge City. Le tenant à deux mains, il visa calmement l’arrière de la cabine. Le canon cracha cinq fois et la vitre se désintégra en une explosion de verre. Les dernières balles furent inutiles, car la première avait atteint la nuque du Conducteur.
Le camion roula encore sur quelques mètres comme en pilotage automatique, mais s’arrêta enfin quand le moteur cala. Austin courut vers le GMC mais Trout l’atteignit avant lui, coupa rapidement les liens de Gamay avec un couteau de chasse et prit sa femme dans ses bras.